Recette d'un massacre à feu doux, ou comment exterminer un peuple sans indigner le monde.
Invasion d'El Ain camp, 2ème jour.
Degré supérieur de violence, la présence militaire a doublé, il y a un nouveau martyre. Je ne connais ni son nom, ni son âge, je sais juste qu'il était jeune et à demi-paralysé. Il était chez lui lorsqu'il a reçu une balle dans la nuque. Les ambulances n'ont pas été autorisées à venir le chercher, alors il s'est vidé de son sang et il est mort.
Degré supérieur de tension, même l'air que nous respirons semble branché sur haute tension. A l'entrée principale du camp forme une sorte de croix, il y a le camp sur notre droite, la rue principale en bas de celui-ci et un chemin perpendiculaire. Sur les routes, des dizaines de véhicules militaires en tous genres: jeep bien sur, fourgonnettes, bulldozer, marteau-piqueurs... J'en dénombre 17 au départ, quelques minutes plus tard 13. Ils viennent et ils vont parce qu'aux extrémités de nombreux hommes lancent des pierres, les plus jeunes ont peut être 8 ans, les plus vieux la vingtaine.
Des pneus brûlent, le gaz lacrymogène se répand.
Et au milieu de tout ça, il y a nous, volontaires en tous genres.
J'essaye de tout mémoriser, tout photographier dans ma mémoire parce que je sens bien que personne n'apprécierais une photo souvenir. D'ailleurs il n'y a plus de journalistes quand j'arrive, enfin si un, plus loin. Est-ce que c'est parce que c'est trop dangereux ? Ou est-ce parce que la nouvelle ne fait déjà plus sensation ?
Nous ne sommes pas très organisés et c'est ce qui nous permet à Wajdi moi de nous éclipser et de pénétrer par le haut de la colline à l'intérieur du camp, accompagné d'un autre volontaire qui accepte de nous suivre. Il semble que le chemin que nous empruntons pour détourner le camp soit le dortoir des soldats, la plupart font la sieste. Nous ne demandons pas notre reste, nous avançons.
Degré supérieur de folie à l'intérieur, tableau d'un chaos.
Sur le chemin ce n'est plus merci que nous entendons, mais "apportez nous à manger", "apportez nous des médicaments", "pourquoi apportez-vous à manger à cette famille et pas à nous ? Nous le méritons moins ?"
Ce schéma je le reconnais parce que je l'ai vécu il y a peu : au traumatisme succède la haine qui n'a plus de raison, qui n'est plus raisonnable. Je comprends ces gens, parce que nous sommes leur seul exutoire. Alors si pour voir la lumière de la sortie, ils ont besoin de ne pas voir que nous risquons nos vies, je m'en fous. A défaut d'apporter du pain à tous, j'apporte au moins une sorte d'espoir.
Le sol est boueux, des canalisations ont sautées, on trouve des morceaux de verres, de fils de bombes, des morceaux de chat.
Je ne me formalise même plus des lumières rouges des viseurs et j'attaque de mon plus beau sourire (oui oui, je n'en démords pas c'est une arme redoutable) et de ma voix la plus angélique, tous les soldats que je croise.
Un soldat appelle Wajdi de son prénom, nous reconnaissons notre "soldat porte-parole" de la veille. J'ai l'impression qu'il a de la compassion, en tous cas il nous parle humainement, il semble presque rassuré de nous reconnaître. Je le plains parce que s'il a encore de l'humanité, sa place est celle que je choisirai après l'enfer.
Nous retournons chercher des denrées.
Sans doute rassurés dans leur supériorité, les soldats autorisent deux volontaires à retourner dans le camp, ce n'est pas nous. Nous attendons en vain, la nuit tombe, nous rentrons.
Dans un premier temps Wajdi est déçu de la réaction des habitants, mais il a à peine bu son verre de jus de fruit pour rompre le jeune qu'il comprend. Au levé du jour, si les soldats sont toujours dans El Ain nous y retournerons, inchAllah.
J'ai attrapé un sévère rhume parce que la peur m'a fait dégouliner de sueur. Sur le chemin du camp, en ce début d'après-midi, je crois qu'une bonne moitié de moi aurait préféré se prostituer plutôt que d'y aller.
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