Comme prévu les parties de cartes ont du succès, surtout depuis que l'électricité à été coupée. Les poubelles s'entassent, les enfants s'impatientent, les vivres diminuent, ma belle mère est de plus en plus fatiguée, les tensions dues à la vie en communauté et l'enfermement augmentent.
En clair : 34ème heure d'invasion.
Aujourd'hui une quarantaine de blessés, le même nombre d'arrestations.
Enfin ne nous plaignons pas, nous bénéficions d'un large choix de divertissements. Nous profitions d'un très spécial "son et lumière", les feux de la rampe sont braqués sur nous...
Plus de lumière, plus de télévision... Nos nouveaux colocataires ont la solution, grâce un super projecteur illuminant toute la vieille ville, quelques fusées de détresse et autres fumigènes colorés. Différentes pétarades font office de bouquet final comprenant diverses sonorités, rythmes et vibrations, si ce n'est que le feu d'artifice s'éternise un peu. Comme en plus nous avons la chance d'être les voisins d'un "QG" semble-t-il, nous profitons des allées et venues de toutes les bidasses du coin, parfois de leurs chiens, de leurs innombrables cartons...
Ce spectacle n'est jamais sans provoquer de nombreuses émotions chez nous : si les cartons montent "ils vont rester encore longtemps", si les cartons descendent "ils sont sur le point de partir". Quand un fourgon arrive, nous trépidons "il est venu tous les chercher", si quinze militaires en descendent "ils ramènent des renforts, ça sent pas bon". Comme nous les avons entendu planter des clous une bonne partie de la nuit, ça a nourrit nos polémiques "ils doivent installer leurs équipements informatiques", "ils peuvent tout contrôler d'ici, ils enregistrent les téléphones", "ils ont des espèces de gros radar, je les ai vu !". Bien sur nous avons entretenu le sempiternel "mais combien ils sont là dedans ?" car leur décompte à le grand intérêt de nous occuper. Vraisemblablement, alors qu'ils étaient une petite dizaine hier matin ils sont environs une trentaine maintenant.
Le scénario est bien rodé, il est le même que celui d'El Ain il y a quelques semaines, je reconnais les mêmes étapes. Quelques nuances seulement, les maisons de la vieille ville étant toutes plus ou moins collées les unes aux autres, certaines familles se retrouvent né à né avec des soldats venus du ciel.
En tous cas venant d'un autre monde, un monde où on n’a aucune pitié, où on empêche les ambulances de venir chercher les blessés, où les mères doivent supplier pour récupérer les biberons de leurs bébés, où on refuse aux familles de s'enfuir. "Ça", c'est ce que mes yeux ont constatés en restant chez moi, alors ce qui se passe ailleurs...
Notre matinée à été consacrée aux négociations consistant à récupérer les médicaments de la petite dernière de Thaer (notre voisin réfugié chez nous), les biberons, les couches. Thaer voulait partir se réfugier chez ses parents, mais sa carte d'identité était aussi captive que son appartement. Chacun notre tour, nous avons essayé de l'obtenir. Ma tentative fut assez comique. J'ai commencé par me recoiffer et me brosser les dents "tu ne veux quand même pas essayer de les draguer ?" me demande Wajdi, "mais non, mais ça peut jouer...". Bon, j'allume une cigarette pour contenir ma nervosité, une seconde, je prépare mon plaidoyer, fume une troisième cigarette et je sors. Je sonne, pas de réponse, je sonne à nouveau et j'attends. Wajdi ouvre notre porte:
"- tu as sonné ?
-oui
-il n'y a pas d'électricité, ils ne risquent pas de t'entendre !"
Je frappe, quelques secondes plus tard un soldat qui n'ouvre même pas me demande qui je suis :
"-je suis la voisine, je, je... (je perds mon anglais) je voudrais récupérer la carte d'identité du locataire de cet appartement, parce que...
- plus tard
- c'est parce qu'avec sa femme et ses trois enfants, ça devient un peu serré chez nous, alors ça nous aiderait
- ...
- il y a quelqu'un ?
- ..."
Finalement en début de soirée, ils nous l'ont rendu en même temps que l'électricité. Mais de toutes façons il était trop tard pour essayer de partir, du coup nous sommes encore 9 dans un F3 pour la nuit.
L'avantage de vivre avec Wajdi et sa famille, c'est qu'ils ont l'habitude. Tout est prévu pour les cas d'urgence : un sac de 10 kilos de farine, un de riz, deux bouteilles de gaz d'avance, de l'eau, des cigarettes, des biscuits secs. Force est de constater que ça nous a été bien utile aujourd'hui, comme par hasard la bouteille de gaz du réchaud et celle du chauffage se sont trouvées vides en même temps. Nous n'avions plus de pain (base de l'alimentation), alors la maman de Wajdi s'est mise aux fourneaux ce matin : du pain et du zaatar et le petit déjeuner était prêt pour tout le monde !
Dans l'après-midi un groupe d'urgentistes est venu nous apporter du pain et vérifier si nous nous portions bien. Ça m'a donné une impression bizarre, il y a quelques semaines j'étais à leur place. Je pourrais aussi être à la place de Thaer, ils occupent son appartement, ça aurait pu être le mien.
Il faut dire que mon voisin n'a pas tellement de chance. Le mois dernier, il a fait importer de Chine tout un ensemble de composants électroniques pour son commerce de téléphones portables. Depuis prêt de 30 jours le container est bloqué aux douanes portuaires car il a été déclaré non-conforme. Pour chaque journée, l'espace qu'il "loue" pour ses produits lui coûte 400 euros et naturellement ils refusent de renvoyer le paquet.
Obtenir un salaire relève presque du miracle ici, qu'on soit commerçant, artisan, agriculteur ou qu'on travaille dans l'administration il y a toujours quelque chose : les douanes, les check-points, les invasions, les réquisitions, les aléas des soutiens économiques extérieurs.
Peu avant l'Aïd, le frère de Wajdi qui fabrique des meubles d'intérieur, a reçu une commande d'un salon de huit places. C'était inespéré, depuis des semaines il n'avait rien vendu, alors pendant une semaine il a travaillé sans relâche. Le jour de la livraison, après avoir attendu des heures au check point d'Howara, il s'est vu refuser le passage "les livraisons de marchandises sont désormais interdites ici". Il a rebroussé chemin, il a fait un détour et est passé par un autre check point. Quelques minutes avant d'arriver à destination il a été stoppé à nouveau : "vous ne pouvez pas aller plus loin, des collons attaquent les villageois" "nous vous interdisons l'accès pour votre sécurité". La location du camion et l'essence une journée de plus lui sont revenus à 800 shekels, la marge qu'il aurait du gagner.
Je ne comprends même pas l'intérêt stratégique de ces invasions. Qu'ils se rassurent, ici on crève déjà.